Nous y voilà ! Nous venions donc de passer le cap fatidique de la première semaine de cours. Je me réjouissais de voir toute cette effervescence, plus encore auprès des premières années qui découvraient, d’un œil nouveau, l’école et ses enseignements. Qu’ils étaient mignons dans leur naïveté et loin de se douter que je pouvais leur tomber dessus à tout moment, s’ils ne concentraient pas à travailler un minimum.   J’étais exigeant, plus encore avec les petits nouveaux qui, pour la plupart, roulaient des mécaniques à la recherche d'un public de suiveurs. Certains élèves d’autres promotions, me voyaient comme le père Fouettard, d’autres appréciaient mon exigence et se donner les moyens de réussir. Qu’on se rassure, je le leur rendais bien. Pour dire vrai, je pouvais aussi être cool à condition de bosser ; l’un ne va pas sans l’autre.

J’arrivais donc avec « un peu » d’avance comme à l’accoutumée. Sac en bandoulière sur l’épaule, je me dirigeais vers mon casier en salle des profs, pour y déposer mes affaires avant d’aller consulter mon emploi du temps et la classe que je devais accueillir pour mon premier cours de la matinée. Accessoirement, j’espérais ne pas tomber sur l’autre diva de comptoir qui avait le don de mettre à mal ma patience. C’était épidermique, je ne pouvais pas la voir et je n’avais de cesse de me demander ce qu’elle fichait ici. Avions-nous vraiment besoin de cours d’acting ?

Par chance ; car elle subsiste, la starlette ne commençait pas avant le début de l’après-midi, ce qui me laissait le temps de souffler. En attendant, je prenais mes quartiers en salle des profs, savourant le semblant de café que je venais de récupérer au distributeur. D’autres profs commençaient à arriver, dont Beltran que je venais saluer avec plaisir. « — Salut monsieur Cervantes. J’ai vu qu’on finissait à 13 h. Ça te tente qu’on mange en extérieur  ? A moins bien sûr que le magnifique menu de la cafétéria, soit à ton goût aujourd’hui. »

Je n’étais pas du genre à sympathiser facilement surtout avec mes collègues. Et même si je pouvais me targuer d’être cordial avec tout le monde et plus ou moins apprécié, rares étaient celles et ceux que je considérais comme autre chose que de simples collègues à travers les murs de cette école. Cependant, il existait une exception en la personne de Beltran ; bien que notre amitié ait démarré de façon rocambolesque ; ce qui me rappelait les prémisses de ma rencontre avec mon tendre et regretté Tom à New-York, des années auparavant. Et c’est peut-être aussi ce qui me plait tant chez Beltran, le fait qu’il me rappelle cet ami qui m’était cher. Et ajoutons à ça que tout comme moi, notre professeur de musique a du sang anglais qui coule dans ses veines. Et voilà donc le portrait fidèle de mon exception amicale, que je me plaisais à retrouver en salle des profs.

J’avais au préalable consulté mon emploi du temps et comme je le savais un peu tête en l’air j’en avais fait de même avec le sien, afin d’être sûr que l’on pourrait accorder nos violons pour sortir, si d’aventure il acceptait ma proposition. Mais je n’avais que peu de doute quant au fait qu’il accepte, car tout comme moi et certains autres collègues, nous n’étions jamais à court d’excuses pour éviter le réfectoire sur la pause méridienne.

« — Ah je connais ce petit sourire, autant que ton désamour pour les bons plats qu’on nous sert à la cantine. Mais dans le doute, je préférais demander quand même. »

Chacun prit place autour de l’imposante table ovale. Nous étions plus ou moins dans l’effervescence de la préparation de cours. J’aimais ces petits instants, autant que de sentir l’odeur du café embaumer la pièce, bien que le nectar soit infâme, mais pas assez pour nous rebuter. Preuve en ait Bel venait de finir ce qui restait de mon gobelet.

« — Je pense vraiment qu’on devrait demander à Silvia, une vraie machine, style Delonghi Magnifica S. Ou l’on se cotise. Mais il faut qu’on fasse quelque chose. Voilà, la parenthèse café étant refermé, on peut causer de la semaine passée. Alors comment trouves-tu les nouveaux ? Je parle des élèves bien sûr, pas de l’autre starlette qui se donne de grands airs à chaque fois qu’on pose un regard sur elle. »

Avec Beltran, j’avais comme l’impression d’avoir trouvé l’autre part d’un binôme que je désespérais de reformer un jour avec un semblant d’ami. Je ne pouvais nier qu’il me faisait penser à Tom à bien des égards et que ce constat avait certainement facilité notre rapprochement lors de la première rencontre. Cependant, j’étais parvenu à lui trouver d’autres qualités, absentes chez mon défunt meilleur ami. À n’en pas douter, Bel avait son petit caractère et un univers fantasque à même de déconcerter les lambdas. Bref, avec lui, la morne quotidienneté se pourvoyait d’un arc-en-ciel de couleur.

« — Changer d’avis à propos de ce qu’on nous sert à la cantoche ? » demandais-je dubitatif « — Je suis quasi sûr que même si l’on te payait un joli magot, ton avis resterait le même. » Et effectivement, la grimace de dégoût venait donner du crédit à mon hypothèse. « — Je pense qu’ils mettent plusieurs torchons sur les miroirs pour éviter de se regarder dedans. Ou alors qu’ils font des sacrifices païens au dieu de la cuisine, pour se faire pardonner leurs offenses culinaires. Ou pire, ils n’ont pas conscience de nous servir de la merde. »

Voilà pourquoi j’appréciais la compagnie de Beltran. Quoiqu’il arrive, nous parvenions toujours à trouver un sujet de conversation et à le développer, qu’importe la thématique. Les blancs étaient donc exceptionnels dans nos échanges et quand bien même ils faisaient acte de présence, nous parvenions à les contourner pour ne pas avoir le plaisir d’entendre les mouches voler.

Le sujet de la bouffe dégueulasse expédié, nous pouvions dès lors porter toute notre attention sur le sacro-saint café qui nous faisait éhontément défaut jusqu’alors. « — Ouais bonne idée. On a qu’à ouvrir une cagnotte. J’ai cru comprendre que ça marchait pas mal. Militer contre le jus de chaussette que cette machine nous sert est une cause noble. Et cela évitera à Silvia de passer par le conseil d’administration et donc d’attendre une plombe avant d’enfin tremper nos lèvres dans du vrai café. » J’en rêvais depuis tellement longtemps et pas simplement pour moi. Cela pouvait paraître anecdotique, mais le fait de subir cet infâme jus de chaussette était à mon sens, une offense à nos papilles et une bonne excuse pour mal démarrer une journée de cours. « — Ca nous permettra de faire des économies parce que ça chiffre vite les petites sorties au café du coin. »

Une conversation en entrainant une autre, nous voilà amenés à évoquer nos nouveaux élèves. « — Ouais, je vois que tu es mitigé. J’avoue que je suis dans le même état d’esprit. Pour l’instant, j’ai l’impression que la plupart sont plus enclins à s’amuser en soirée qu’à être totalement présents sur le plateau. Je dois redoubler d’énergie et d’idées pour que les interactions se fassent et pour les garder motivés. Après tu as toujours un ou deux élèves qui sortent du lot, voire plus. Je ne désespère pas de les voir émerger à un moment. » Au cours de mon soliloque, je ne m’étais même pas rendu compte que j’avais « subtilement » évoqué la nouvelle arrivante. Malheureusement pour moi, Beltran était attentif aujourd’hui et enclin à me tirer les verres du nez à en juger par son rapprochement soudain.

« — Que je te dise quoi ? » J’étais suspicieux quant à sa demande à venir. Et je compris bien malgré moi que j’étais tout sauf discret dans mon hostilité à l’encontre de la starlette toute droit débarquée de Los Angeles. « — Notre estimée collègue ? Tu te fous de moi ? Elle n’est pas notre collègue. Elle arrive à l’heure qu’elle veut, c’est à se demander si elle ne s’est pas fait son propre emploi du temps. Et l’on voit clairement qu’elle n’est pas là pour l’amour de l’enseignement. Et puis arrête, ce n’est pas de la haine que j’éprouve à son égard. Je me demande juste ce qu’elle fout ici. Tu n’es pas du même avis ? On n’avait certainement pas besoin de ce genre de cours. Que va-t-elle leur apprendre  ? C’est ça la vraie question. »